XIV
Dans ses mains, le magazine étalait l’univers de la réalité. Noms, visages et faits dérivaient jusqu’à lui et reprenaient le cours de leur existence. Et personne en tenue de travail pour venir se glisser vers lui hors de la nuit, personne pour venir l’interrompre. Il eut cette fois le loisir de rester assis seul, de conserver le magazine pour s’y plonger.
Tout sera mieux avec Moraga, se rappela-t-il. La campagne, les élections présidentielles de 1987. Et il se souvint également de La victoire pour Wolfe. Devant lui, le mince et hautain professeur de droit d’Harvard et son vice-président. Quel contraste ! Une disparité responsable d’une guerre civile. Et tous deux se présentaient sous la même étiquette. Essayer de s’emparer de chaque vote, de tout rafler… mais est-ce possible ? Un professeur de droit d’Harvard contre un ancien contremaître des chemins de fer.
Le droit romain et anglais face à quelqu’un qui, jadis, inscrivait le poids de sacs de sel.
« Te souviens-tu de John Moraga ? » demanda-t-il à Vic.
La confusion marqua le visage de son beau-frère.
« Naturellement, grommela-t-il.
— Curieux qu’un homme aussi éduqué ait pu décevoir à ce point, observa Ragle. Un véritable jouet des intérêts économiques. Il était sûrement trop naïf, trop cloîtré. Trop de théorie et trop peu de pratique, ajouta-t-il en lui-même.
— Je ne suis pas d’accord avec toi, rétorqua Vic d’une voix subitement affermie par la conviction. Un homme qui faisait tout pour voir ses principes mis en application contre vents et marées. »
Ébahi, Ragle dévisagea son beau-frère auquel la certitude prêtait des traits crispés. Il se mit à évoquer les discussions partisanes, les interminables débats nocturnes dans les bars : pour rien au monde je ne voudrais me servir d’un saladier fait avec du minerai lunaire. N’achetez pas de produits lunaires. Le boycottage. Et tout au nom de principes.
« Achetez du minerai ant », songeait Ragle. Minerai lunaire ou minerai antarctique, où est la différence ? Le minerai, c’est du minerai. La grande question de la politique étrangère. « La Lune ne nous sera jamais d’aucun soutien sur le plan économique, oublions-la. » Mais si ce n’était pas le cas ?
En 1993 le président Moraga ratifiait la loi devant mettre un terme au développement économique américain sur la Lune. Hip, hip, hip, hourra !
Défilés et serpentins dans la 5e Avenue.
Ensuite, l’insurrection. Les loups[12] se dit Ragle.
« La victoire pour Wolfe, fit-il à haute voix.
— Selon moi, une bande de traîtres », répliqua farouchement Vic.
À l’écart, Mrs. Keitelbein écoutait, observait.
« La loi stipule clairement qu’en cas de défaillance présidentielle, le vice-président est appelé à suppléer entièrement le président, dit Ragle. Alors comment peux-tu parler d’une bande de traîtres ?
— Suppléer le président, ce n’est pas être le président. Il devait simplement veiller à ce qu’il soit donné suite aux directives du président, et non altérer et saper sa politique étrangère. Il a ressuscité un budget pour les projets lunaires afin de faire plaisir à une bande de libéraux californiens qui ne pensent qu’à rêver mais n’ont aucun sens pratique – indigné. Vic s’essoufflait. Une mentalité de gosses qui veulent aller vite et loin avec des engins gonflés, qui veulent voir au-delà de l’horizon et des montagnes. »
Ragle lui rétorqua : « Ce ne sont pas tes idées. Tu as été pêcher ça dans un article de journal.
— Explication freudienne, quelque chose à voir avec de vagues pulsions sexuelles. Sinon, pourquoi aller sur la Lune ? Tout ce bavardage sur le « but ultime de la vie », ces imbécillités qui sonnent creux. » Vic pointa brusquement l’index en direction de Ragle. « Et ce n’est pas légal.
— Si ce n’est pas légal, lança alors Ragle, peu importe qu’il s’agisse ou non de pulsions sexuelles. Ta logique s’embrouille, songea-t-il. Tu t’engages sur deux voies à la fois : c’est infantile et c’est contraire à la loi. Dis tout ce que tu veux, tout ce qui te passe par la tête. Pourquoi t’opposes-tu tant à l’exploration lunaire ? L’odeur de ce qui est étranger ? La contamination ? L’étrange qui suinte par les fissures des murs… »
La radio hurlait : « …souffrant d’un rein, dans un état critique, le président John Moraga, actuellement dans sa villa de Caroline du Sud, a déclaré que seule une étude consciencieuse et approfondie des intérêts primordiaux du pays lui permettra de… »
Consciencieuse, releva Ragle. Avec son rein, ce serait plutôt douloureuse qu’il devrait dire, le pauvre.
« C’était un président formidable, dit Vic.
— C’était un idiot », dit Ragle.
Réplique que Mrs. Keitelbein se fit une joie d’approuver.
Le groupement des colons lunaires avait déclaré qu’il ne reverserait pas les fonds reçus que les agences fédérales s’étaient mis à leur réclamer. En conséquence, le F.B.I. avait procédé à l’arrestation des responsables pour violation des statuts relatifs à l’usage prohibé de fonds fédéraux et, quand il était question de matériel plus que d’argent, pour possession illégale de biens fédéraux, etc.
Un prétexte, songeait Ragle.
Dans la pénombre du soir, la lumière de l’autoradio éclairait le tableau de bord, son genou ainsi que celui de la fille à côté de lui ; en arrière, enlacés, baignés de chaleur et transpirant, ils plongeaient de temps à autre la main dans le sachet de chips posé sur les plis de sa jupe. Il se penchait pour boire un peu de bière.
« Pourquoi les gens voudraient-ils aller vivre sur la Lune ? demandait la fille.
— Les mécontents chroniques, quoi, bâillait-il. Les gens normaux n’ont pas besoin de le faire. Les gens normaux sont satisfaits de la vie telle qu’elle est. » Fermant les yeux, il écoutait la musique de danse que diffusait la radio.
« C’est joli, sur la Lune ? demandait la jeune fille.
— Oh ! Dieu, c’est épouvantable, répondait-il. Rien que de la caillasse et de la poussière.
— Quand on sera mariés, disait la fille, j’aimerais bien habiter dans les environs de Mexico. La vie est chère là-bas, mais c’est très cosmopolite. »
L’article du magazine que Ragle tenait en main lui rappelait qu’il avait quarante-six ans maintenant. Tant d’années s’étaient écoulées depuis la nuit où il avait partagé sa voiture avec cette fille en écoutant de la musique de danse à la radio. Un beau brin de fille, d’ailleurs, il s’en souvenait. Pourquoi ne figurait-il aucune photo d’elle dans l’article ? Peut-être parce que l’auteur ne savait pas qu’elle existait. Parce que, se dit Ragle, cette partie de ma vie ne compte pas puisqu’elle n’a pas affecté l’humanité…
En février 1994 s’était déclenché un combat à la Base Un, capitale officielle des colonies lunaires. Des soldats de la base de missiles toute proche avaient été assaillis par les colons, et une véritable bataille rangée s’était déroulée durant cinq heures. Cette nuit-là, des transports de troupes spéciaux décollaient à destination de la Lune.
Hip, hip, hip, hourra !
Et en moins d’un mois, c’était la guerre, la vraie.
« Je vois, dit Ragle Gumm en refermant le magazine.
— Une guerre civile, déclara Mrs. Keitelbein, c’est ce qu’il y a de plus terrible. Famille contre famille, père contre fils.
— Les expansionnistes – il se reprit avec difficulté –, les lunatiques qui vivaient sur Terre n’ont pas été loin.
— Ils se sont battus un certain temps en Californie, à New York et dans quelques grandes villes de l’intérieur, mais au bout de la première année, les partisans d’Un Monde Unique Et Heureux avaient la complète maîtrise du terrain. » Mrs. Keitelbein arborait encore son sourire figé qui paraissait calculé ; les bras croisés, elle s’était adossée au comptoir. « De temps à autre, la nuit, des partisans lunatiques coupent des lignes ou font sauter des ponts, mais la plupart de ceux qui ont survécu sont en train de recevoir une dose de c.c. Des camps de concentration, au Nevada et dans l’Arizona.
— Mais vous, vous avez la Lune, dit Ragle.
— Oh ! oui, et aujourd’hui nous suffisons aisément à nos propres besoins ; nous disposons de ressources, d’équipement et d’hommes entraînés.
— On ne vous a pas bombardés ?
— Eh bien, voyez-vous, la Lune a la chance de toujours cacher une face à la Terre. »
Évidemment, songea Ragle, c’est la base militaire idéale. La Terre ne possède pas cet avantagé, et chacune de ses régions apparaît tôt ou tard dans le champ de vision des guetteurs lunaires.
Mrs. Keitelbein poursuivit : « Nos cultures sont toutes hydro, c’est-à-dire hydroponiques ; les caissons souterrains les mettent à l’abri des retombées. Et nous n’avons pas d’atmosphère pour transporter la poussière radioactive, ce qui fait qu’elle disparaît presque complètement en dérivant dans l’espace grâce à la faible gravité. Nos installations sont également souterraines, maisons comme écoles. Et – elle sourit – nous respirons de l’air de conserve, de sorte qu’aucun élément bactériologique ne peut nous affecter. Nous sommes entièrement isolés, même si nous sommes beaucoup moins nombreux. Plus que quelques milliers, en fait.
— Et vous avez bombardé la Terre, dit-il.
— Nous avons un plan d’attaque. Nous lançons vers la Terre des vaisseaux de transport munis d’ogives nucléaires, un ou deux par semaine. À cela s’ajoutent des coups de moindre envergure, à l’aide de fusées de reconnaissance dont nous disposons en abondance, de fusées de télécommunication et de ravitaillement ; de quoi pulvériser quelques fermes ou une usine. Ce qui les tracasse, c’est qu’ils ne peuvent jamais savoir s’il s’agit d’un grand vaisseau de transport avec une bombe H de bonne taille ou seulement d’un petit engin. Nous leur rendrons la vie impossible. »
Ragle dit : « Et c’est là qu’intervenaient mes prédictions.
— Oui.
— J’ai obtenu de bons résultats ?
— Pas aussi bons qu’on vous l’a dit, ou plutôt que Lowery vous l’a fait croire.
— Je vois.
— Mais pas mauvais non plus. Nous avons réussi à augmenter le facteur du hasard, ce qui ne vous empêche pas d’arriver à avoir quelques-uns de nos missiles, surtout les plus puissants. À mon avis, nous nous en soucions davantage parce que nous n’en avons qu’un nombre limité, ce qui fait que nous avons tendance à les envoyer de manière très calculée. Et vous et votre don, vous devinez le système. C’est comme pour les chapeaux de femmes : vous sentez ce qu’elles porteront l’année prochaine grâce à un talent occulte.
— Oui, ou artistique, fit-il.
— Mais pourquoi es-tu allé les rejoindre ? demanda Vic. Ils nous ont bombardés, ils ont tué des femmes et des enfants…
— À présent, il sait pourquoi, coupa Mrs. Keitelbein. Je l’ai vu sur son visage pendant qu’il lisait. Il se souvient.
— Oui, je me souviens, agréa Ragle.
— Pourquoi es-tu allé les rejoindre ? réitéra Vic.
— Parce que ce sont eux qui ont raison, parce que les isolationnistes ont tort.
— Voilà pourquoi », appuya Mrs. Keitelbein.
Quand Margo ouvrit la porte d’entrée, voyant que le visiteur qui se tenait dans l’obscurité n’était autre que Bill Black, elle dit :
« Ils ne sont pas là, ils font un inventaire en catastrophe, au magasin. Il doit y avoir une inspection surprise, ou quelque chose de ce genre.
— Puis-je tout de même entrer ? »
Elle invita Black à l’intérieur ; il referma la porte derrière lui. « Je sais qu’ils ne sont pas là. » Il semblait apathique, découragé. « Mais ils ne sont pas non plus au magasin.
— Ils y étaient la dernière fois que je les ai vus, mentit-elle sans plaisir. Et c’est ce qu’ils m’ont dit. » Ce qu’ils m’ont dit de raconter, corrigea-t-elle intérieurement.
Black déclara : « Ils sont partis. Nous avons retrouvé le chauffeur du camion ; ils l’ont laissé au bord de la route à une centaine de miles d’ici.
— Comment le savez-vous ? » Elle sentit un flot de colère presque hystérique monter en elle. Sans comprendre, elle n’en avait pas moins à présent une profonde intuition. « Vous et vos lasagnes, hoqueta-t-elle. Venir tourner ici autour de lui pour l’espionner ! Envoyer votre femme tortiller de l’arrière-train près de lui !
— Ce n’est pas ma femme, rectifia-t-il. On me l’a assignée parce que je devais prendre place dans un cadre résidentiel. »
Un vertige soudain s’abattit sur elle. « Est-ce… est-ce qu’elle est au courant ?
— Non.
— Incroyable, fit Margo. Et puis quoi ? Vous, vous pouvez rester planté là à faire l’amusé parce que vous êtes au courant ?
— Je ne souris pas, répliqua Black. Je suis juste en train de penser qu’au moment où j’ai pu le rattraper, je me suis dit : « Ça doit être les Kesselman. Ce sont les mêmes personnes ; simple mélange de noms. J’aimerais bien savoir qui a trafiqué ça. Moi, les noms, ça n’a jamais été mon fort. Ils s’en sont peut-être aperçus. Mais avec seize cents noms à suivre et à contrôler… »
— Seize cents ? répéta-t-elle. Que voulez-vous dire ? » Et son intuition prit de l’ampleur. Elle se mit à sentir que le monde qui l’entourait était un monde fini. Des rues, des maisons, des magasins, des voitures et des gens. Seize cents personnes groupées au centre d’une scène. Autour, des accessoires, des meubles pour s’asseoir, des cuisines pour faire à manger, des voitures à conduire et des plats à préparer. Et derrière les accessoires, un décor plat en peinture. Un arrière-plan de maisons en peinture, de gens en peinture, de rues en peinture. Des sons diffusés par des haut-parleurs encastrés dans les murs. Sammy unique élève d’une classe où un jeu de bandes magnétiques remplace le maître.
« Saurons-nous un jour la raison de tout ceci ? demanda-t-elle.
— Il le sait. Ragle le sait.
— Voilà pourquoi nous n’avons pas de radio.
— Avec un poste de radio, vous auriez capté quelque chose.
— Mais nous y sommes parvenus, nous vous avons captés ! »
Il fit une grimace. « C’était une simple question de temps, ça devait arriver tôt ou tard. Mais nous pensions que malgré cela, il finirait par se remettre à travailler.
— Pourtant, quelqu’un s’en est mêlé, glissa Margo.
— Oui, deux autres personnes. Ce soir, nous avons envoyé une équipe à la maison, la vieille maison à deux étages au coin de la rue, mais ils sont partis, il n’y a plus personne. Ils ont laissé toutes leurs maquettes sur place ; ils lui ont donné un cours de Protection civile qui aboutit au présent.
— Si vous n’avez rien d’autre à me dire, dit Margo, j’aimerais que vous vous en alliez.
— Je vais rester ici, répliqua Black. Toute la nuit. Il se pourrait qu’il se décide à revenir. Je me suis dit que vous préféreriez que je ne sois pas avec Junie. Je peux dormir ici, dans la salle de séjour ; ainsi je le verrai s’il rentre. »
Ouvrant la porte d’entrée, il porta une valise à l’intérieur. « Ma brosse à dents, mon pyjama, quelques affaires personnelles », ajouta-t-il d’une voix toujours éteinte.
« Vous avez des ennuis, n’est-ce pas ? dit Margo.
— Autant que vous. » Il posa sa valise sur une chaise, l’ouvrit et se mit à étaler ses effets.
« Si vous n’êtes pas « Bill Black », qui êtes-vous ?
— Je suis Bill Black. Major Bill Black, des Services stratégiques des États-Unis, Front Occidental. À l’origine, je travaillais avec Ragle ; nous calculions le point d’impact des missiles. À divers titres, j’étais son élève.
— Vous ne travaillez donc pas pour la ville, pour la compagnie des eaux. »
La porte d’entrée s’ouvrit sur Junie Black, en manteau, un réveille-matin à la main. Le visage rouge et bouffi, elle venait manifestement de pleurer. « Tu as oublié de prendre ton réveil, dit-elle à son mari en lui tendant l’objet. Pourquoi restes-tu ici ce soir ? » Elle se tourna vers Margo. « Qu’est-ce que je t’ai fait ? Il y a quelque chose entre vous deux, c’est cela ? Depuis le début ? »
Bill et Margo restèrent muets.
« Je t’en supplie, explique-moi, implora Junie.
— Pour l’amour du Ciel, rentre à la maison, dit Bill. Tu ne peux pas comprendre. »
Elle renifla : « C’est bon, tout ce que tu veux. Reviendras-tu à la maison demain, ou est-ce que tu habites ici maintenant ?
— C’est juste pour ce soir », répondit-il.
Junie s’en alla en claquant la porte.
« Quelle peste ! maugréa Bill Black.
— Elle s’imagine toujours qu’elle est votre femme, souligna Margo.
— Elle se l’imaginera jusqu’à ce qu’elle ait été refaite, répliqua Bill. Il en va de même pour vous ; vous continuerez de voir tout ce que vous avez vu jusqu’à maintenant. La préparation que l’on vous a fait subir reste entièrement incrustée en vous, à un niveau non rationnel.
— C’est horrible.
— Oh ! je n’en suis pas certain ; il y a pire. Ce n’est qu’un moyen pour essayer de vous sauver la vie.
— Ragle est-il lui aussi conditionné ? Comme nous tous ?
— Non, répondit Black en déposant sur le canapé son pyjama dont Margo remarqua les couleurs criardes, les fleurs et feuilles rouge vif. La situation de Ragle est un peu différente. C’est lui qui nous a donné l’idée de tout ceci. Il s’est trouvé dans un dilemme, et le seul moyen pour lui de le résoudre consistait à s’enfoncer dans une psychose de retrait. »
Alors, c’est qu’il est effectivement fou, songea Margo.
« Il s’est retiré dans un phantasme de tranquillité, dit Black en remontant le réveille-matin que lui avait apporté Junie. Une époque d’avant-guerre, du temps de son enfance. Vers la fin des années cinquante, quand il était encore gosse.
— Je ne crois pas un traître mot de ce que vous me racontez, déclara Margo qui tentait de rester insensible. Mais elle entendait toujours Black parler.
— Alors nous avons découvert un procédé grâce auquel nous pouvions lui permettre de vivre dans un univers paisible – relativement paisible, j’entends – tout en nous préparant nos interceptions antimissiles. Il pouvait ainsi effectuer son travail sans en ressentir le poids sur ses épaules, sans avoir à songer aux vies de toute l’humanité qui dépendaient de lui. Pour lui, ce pouvait être un jeu, un concours de journal. C’est à cela que nous avons pensé, au début. Un jour, quand nous sommes passés à son quartier général à Denver, il nous a accueillis en disant : « J’ai « presque terminé le casse-tête d’aujourd’hui. » Et une semaine plus tard environ, il était déjà complètement perdu dans son phantasme de retrait.
— Est-il vraiment mon frère, en réalité ? » demanda Margo.
Black hésita avant de répondre : « Non.
— Existe-t-il une quelconque relation entre nous deux ?
— Non, se força à répondre Black.
— Vic est-il mon mari ?
— N-non.
— Y a-t-il seulement la moindre relation entre nous tous ? »
Le visage de Black se ternit. « Il se trouve que vous et moi sommes mariés. Mais votre type convenait mieux au foyer de Ragle, et nous devions nous soumettre aux impératifs d’ordre pratique. »
Sur ce, tous deux ne dirent plus un mot ; Margo alla à la cuisine d’un pas mal assuré et s’assit à la table, plongée dans la stupeur. Bill Black, mon mari. Le major Bill Black.
Pendant ce temps dans le living-room son mari déroulait une couverture sur le canapé, jetait un oreiller à un bout et se préparait à passer une nuit en solitaire.
Elle vint le rejoindre. « Puis-je vous demander quelque chose ? »
Il hocha la tête.
« Savez-vous où se trouve le cordon de lampe que Vic a voulu tirer l’autre soir dans la salle de bain ?
— Vic tenait un magasin d’alimentation dans l’Oregon, répondit Black. Le cordon se trouvait peut-être là, ou peut-être dans son appartement.
— Depuis quand sommes-nous mariés ?
— Depuis six ans.
— Des enfants ?
— Deux filles, quatre et cinq ans.
— Et Sammy ? » L’enfant dormait toujours dans sa chambre, porte fermée. « Il n’a pas de famille ici ? Ce n’est qu’un enfant recruté quelque part, comme un acteur ?
— C’est l’enfant de Vic et de sa femme.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Vous ne l’avez jamais rencontrée.
— Pas cette grosse Texane du magasin, j’espère. »
Black éclata de rire. « Non ! Une fille qui s’appelle Betty ou Barbara ; je ne l’ai jamais vue non plus.
— Quelle histoire compliquée…
— Ça, oui. »
Elle alla se rasseoir à la cuisine. Un peu plus tard, elle entendit Bill allumer la télévision pour écouter un concert pendant près d’une heure, puis éteindre le poste, éteindre la lumière dans la pièce, se glisser sous sa couverture. Et bien malgré elle, elle ne tarda pas à s’assoupir à la table de la cuisine.
Ce fut le téléphone qui la réveilla ; elle entendit Bill Black chercher à tâtons où se trouvait l’appareil.
« Dans le vestibule, indiqua-t-elle d’une voix brumeuse.
— Allô ? » fit Black.
Au grand désarroi de Margo, la pendule fixée au-dessus de l’évier affichait trois heures et demie.
« Entendu. » Black raccrocha et rejoignit à pas maladroits la salle de séjour. L’oreille tendue, elle l’entendit s’habiller, emplir sa valise, ouvrir puis refermer la porte d’entrée. Il n’était plus là.
Il n’attend pas, se dit-elle en se frottant les yeux pour essayer de se réveiller. Elle se sentait raide, gelée ; aussi, tremblant de froid, elle se leva et se posta devant le fourneau dans l’espoir de se réchauffer.
Ils ne reviendront pas, ou du moins Ragle ne reviendra pas, sans quoi Black attendrait.
De sa chambre, Sammy cria : « Maman ! Maman ! »
Elle ouvrit la porte. « Qu’y a-t-il ? »
Sammy s’assit dans son lit. « Qui c’était, au téléphone ?
— Personne. » Entrant dans la chambre, elle se pencha pour enfouir l’enfant sous ses couvertures. « Rendors-toi.
— Papa est déjà rentré ?
— Pas encore.
— Mince », fit Sammy en se recouchant. Déjà il sombrait dans le sommeil. « Peut-être qu’ils ont volé quelque chose… qu’ils sont partis de la ville. »
Elle resta dans la chambre, assise au coin du lit de l’enfant, une cigarette à la main, s’efforçant de se tenir éveillée. À mon avis, ils ne reviendront pas, mais j’attendrai quand même. À tout hasard.
« Tu veux dire qu’ils ont raison ? dit Vic. Tu prétends qu’ils ont raison de faire sauter des villes, des hôpitaux et des églises ? »
Ragle Gumm se rappela le jour où il venait d’apprendre que des colons lunaires, qu’on appelait déjà lunatiques, avaient ouvert le feu sur les troupes fédérales. La nouvelle n’avait pas tellement surpris. En effet, les lunatiques étaient pour la plupart des insatisfaits, de jeunes couples non établis, de jeunes ambitieux avec leurs épouses ayant peu d’enfants et totalement dépourvus de biens et de responsabilités. Sa première réaction avait été de souhaiter pouvoir se battre, ce que lui interdisait son âge. Et de toute manière, il avait une contribution considérablement plus importante à offrir.
On s’était mis à lui faire prédire le point d’impact des missiles. Il dessinait ses graphiques et ses systèmes et effectuait des recherches statistiques avec l’aide d’une équipe qu’on lui avait attribuée, secondé par le major Black, un élément brillant qui ne demandait qu’à apprendre la technique de prévision. La première année, tout s’était déroulé correctement, après quoi le fardeau de la responsabilité avait terrassé Ragle. Savoir que c’était de lui que dépendait la vie de toute la population l’oppressait désormais. C’est alors que l’armée avait décidé de lui faire quitter la Terre. On l’avait installé à bord d’un vaisseau en partance pour un de ces lieux de bien-être où les grands responsables gouvernementaux venaient souvent gaspiller leur temps.
Le climat vénusien, à moins que ce ne fussent les qualités minérales de l’eau, ou les bienfaits de la gravité, avait joué un rôle décisif dans la lutte contre le cancer et les troubles mentaux, depuis quelques années.
C’était la première fois de sa vie qu’il quittait la Terre, qu’il naviguait dans l’espace entre les planètes, qu’il se libérait de la gravité. Il échappait au plus grand des jougs, à la force fondamentale qui dictait le comportement de la matière. La théorie du Champ Unifié d’Heisenberg avait rassemblé toutes les énergies, tous les phénomènes en une unique expérience et à présent que son vaisseau quittait la Terre, il abandonnait cette expérience au profit d’une autre, celle de la liberté totale.
Voilà qui répondait, selon lui, à un besoin dont il n’avait jamais pris conscience, à une pulsion aussi profondément dissimulée que permanente, qui l’avait accompagné au long de sa vie sans jamais s’exprimer. Le besoin de voyager, d’être un migrant.
Ses ancêtres s’étaient déplacés. Nomades vivant de cueillettes et non de culture, ils avaient gagné l’Occident par l’Asie.
Une fois la Méditerranée atteinte, ayant du même coup atteint la lisière du monde, ils s’étaient établis : il n’existait nul autre endroit où aller. Puis quelques siècles plus tard étaient parvenues des nouvelles annonçant l’existence d’autres terres au-delà des mers. Ils connaissaient très mal la mer et ne l’avaient guère affrontée, malgré une terrifiante équipée navale pour tenter de poser le pied sur les côtes de l’Afrique du Nord, aventure qu’ils avaient entreprise à l’aveuglette, d’un continent à l’autre. Après quoi ils s’étaient retrouvés une fois de plus face aux limites du monde.
Mais aucune race ni espèce n’avait jamais fait l’expérience d’une telle migration, de planète à planète. Comment faire mieux ? À présent, dans leurs vaisseaux, les hommes effectuaient le bond ultime. Chaque variété vivante sacrifiait à sa migration et se déplaçait, obéissant ainsi à une universelle pulsion, mais les hommes venaient d’atteindre le stade final et dans la limite de leurs connaissances, nulle autre espèce n’avait réussi à en faire autant.
Le phénomène n’avait rien à voir avec les minéraux, les ressources du sol ni les mesures scientifiques. Ni même avec l’exploration ou les considérations de profit. Tout ceci n’était qu’excuses. La véritable raison échappait au domaine du conscient. Quand bien même on l’y eût exhorté, Ragle n’eût pu définir ce besoin qu’il avait pourtant pleinement ressenti déjà. Personne n’eût pu définir cet instinct à la fois des plus primitifs, des plus nobles et des plus complexes.
Et le plus drôle, se dit-il, c’est que les gens proclament que Dieu n’a jamais voulu que l’homme voyage dans l’espace !
Ce sont les lunatiques qui ont raison, songeait-il, parce qu’ils savent que cela n’a rien à voir avec le profit qui peut être retiré des concessions minières. Nous nous bornons, en réalité, à faire semblant d’exploiter le sous-sol lunaire, or il ne s’agit pas d’une question politique, ni même d’une question d’éthique. Mais quand quelqu’un vous pose une question, il faut répondre quelque chose et faire semblant de savoir.
Donc, pendant une semaine, Ragle s’était baigné dans les chaudes eaux thermales de Roosevelt Hot Springs, sur Vénus, après quoi on l’avait renvoyé sur Terre. Peu après, il s’était remis à songer aux jours heureux de son enfance où son père lisait le journal pendant que les petits regardaient Capitaine Kangourou à la télé ; où sa mère conduisait la Volkswagen flambant neuve ; où la radio, au lieu de diffuser des nouvelles de la guerre, parlait des premiers satellites terrestres, d’un germe d’espoir pour l’énergie thermonucléaire permettant de disposer de sources d’énergie inépuisables.
C’est-à-dire avant les grandes grèves, les dépressions et les dissensions.
Là s’arrêtait sa mémoire : il passait son temps à rêver aux années cinquante. Et un beau jour, il se retrouvait subitement dans les années cinquante, événement aussi merveilleux qu’étourdissant. Les sirènes, les camps de concentration, le conflit et la haine, tout avait disparu. Plus d’autocollants proclamant UN MONDE UNIQUE ET HEUREUX, plus de soldats en uniforme présents à longueur de journée, finie la terreur du prochain missile, finis la tension et le doute qui accablaient chacun. Finie la terrible culpabilité que suscitait la guerre civile et que masquait une férocité croissante. Frère contre frère, famille contre famille.
Une Volkswagen se garait. Une ravissante femme en sortait, sourire aux lèvres, et demandait :
« Bientôt prêt à rentrer ? »
Une bonne petite voiture, qu’ils ont achetée là, songeait-il. C’est un achat intelligent ; elle est bien cotée à l’argus.
« Presque, répondait-il à sa mère.
— J’ai deux ou trois choses à prendre au drugstore », disait son père en fermant les portières.
Il regardait ses parents se diriger vers le drugstore du Centre Commercial Ernie et pensait aux reprises des rasoirs électriques. Soixante-quinze cents pour votre vieux rasoir quelle qu’en soit la marque. Aucun souci oppressant : le plaisir d’acheter. Les brillantes enseignes au-dessus de sa tête, les mouvantes publicités de toutes les couleurs. Éclat et splendeur. Il déambulait entre les longues voitures pastel, levait les yeux vers les enseignes, lisait les mots qui se bousculaient dans les vitrines. Café filtre : 69 cents la livre. Mince, quelle affaire ! se disait-il.
Son regard rencontrait la marchandise, les véhicules, les clients, les caisses. Beaucoup de choses à voir, s’émerveillait-il. Une vraie foire-exposition. Au rayon alimentation, une dame donnait du fromage à déguster gratuitement. Il se dirigeait dans cette direction. De petits dés de fromage sur un plateau qu’elle présentait à tout le monde. Quelque chose pour rien. La fièvre, le brouhaha, les murmures. Il pénétrait dans le magasin et allait chercher son échantillon en tremblant comme une feuille. Bien plus grande que lui, la vendeuse lui souriait.
« Qu’est-ce qu’on dit ?
— Merci.
— Cela te plaît de te promener partout pendant que tes parents font les courses ?
— Oh ! oui, répondait-il en mâchonnant son fromage.
— Est-ce parce que tu as l’impression que tout ce dont tu peux avoir besoin, on le trouve ici ? Parce qu’un grand magasin, un supermarché, c’est tout un monde ?
— Je crois, admettait-il.
— Alors tu n’as rien à craindre, lui déclarait la femme. Il est inutile d’être anxieux, tu peux te détendre. Ici, tu trouveras la paix.
— C’est vrai », répondait-il en conservant tout de même un subtil sentiment de méfiance à l’égard de la vendeuse et de ses questions. Il guignait du coin de l’œil le sympathique plateau de dégustation.
« À quel rayon es-tu maintenant ? » le questionnait encore la dame.
Il regardait autour de lui et constatait non sans étonnement qu’il se trouvait au rayon pharmacie, devant les tubes et les flacons de lotion pour les mains. Mais j’étais au rayon alimentation, se dit-il, médusé. Où est le plateau de pâte dentifrice, les brochures, les lunettes de soleil de dégustation gratuite ? Trouve-ton ici du chewing-gum et des bonbons à déguster gratuitement ? Ce serait chouette.
« Vous voyez, dit la dame, on ne vous a rien fait, on n’a pas touché à votre cerveau. C’est vous-même qui avez glissé dans le passé, comme vous venez de le faire rien qu’en lisant quelques lignes. Vous avez perpétuellement envie de retourner dans le passé. » Elle ne présentait plus son plateau de dégustation. « Savez-vous qui je suis ? demanda-t-elle d’un ton bienveillant.
— Je vous connais. » Il n’alla pas plus loin, incapable de se souvenir.
« Je suis Mrs. Keitelbein.
— Ah ! oui, fit-il en s’écartant. Vous avez fait beaucoup pour moi, ajouta-t-il, reconnaissant.
— Vous êtes en train de vous en sortir, dit Mrs. Keitelbein, mais cela prendra du temps car le flux qui vous maintient dans le passé est puissant. »
Tout autour de lui grouillait la foule des samedis après-midi. Que c’est agréable ! songeait-il. Voici l’âge d’or, la plus belle des époques où l’on puisse vivre. Je souhaite pouvoir vivre ainsi à jamais.
Près de la Volkswagen, les bras encombrés de paquets, son père lui faisait signe. « Allez, on y va », lui criait-il.
Il répondait : « J’arrive ! », s’émerveillant encore, contemplant encore tout et refusant de tout abandonner. Dans un coin du parking s’amoncelaient des tas de papiers aux vives couleurs chassés par le vent, des emballages, des cartons et des sachets. Il s’en représentait la disposition, distinguait les paquets de cigarettes écrasés des couvercles de cartons des pots de crème. Les rebuts recelaient un objet de valeur. Un billet d’un dollar plié, emporté par le vent comme le reste. Il se penchait, l’extrayait, le dépliait. Oui, un billet d’un dollar, sans doute perdu depuis bien, bien longtemps.
« Hé ! Regardez ce que j’ai ! » criait-il à ses parents en courant les rejoindre.
La discussion se terminait sur : « Est-ce qu’il peut le garder ? Est-ce que ce serait juste ? » Ainsi parlait sa mère préoccupée.
« Comment veux-tu trouver à qui appartient ce billet ? répliquait son père. Bien sûr que tu peux le garder. » Son père lui passait la main dans les cheveux.
« Mais cet argent, il ne l’a pas gagné, protestait sa mère.
— C’est moi qui l’ai trouvé ! chantait Ragle Gumm en serrant le billet dans son poing. J’ai deviné où il était, je savais qu’il était là-bas avec des saletés.
— Un coup de chance, concluait son père. Tiens, je connais des types qui peuvent se promener sur le trottoir et trouver de l’argent n’importe quel jour de la semaine. Moi, ça ne m’est jamais arrivé. Je parie que je n’ai jamais trouvé une seule malheureuse piécette dans le caniveau de toute ma vie.
— Moi je sais, chantait Ragle Gumm. Je sais deviner, je sais comment. »
Plus tard, son père se reposait sur le canapé et parlait de la seconde guerre mondiale et du rôle qu’il avait joué dans les opérations du Pacifique, tandis que sa mère faisait la vaisselle. La tranquillité du foyer…
« Que vas-tu faire avec ton dollar ? s’informait sa mère.
— Je vais l’investir pour en avoir plus, répondait Ragle Gumm.
— Grand homme d’affaires, hein ? souriait son père. N’oublie pas de penser aux impôts.
— Il m’en restera plein de côté », déclarait-il avec assurance en se rabattant en arrière à la manière de son père, mains derrière la nuque et coudes écartés.
Il savoura cet instant, le plus heureux de sa vie.
« Mais pourquoi tant d’erreurs ? demanda-t-il. La Tucker. C’était une voiture fantastique, mais… »
Mrs. Keitelbein l’interrompit. « Vous êtes déjà monté dedans une fois.
— Ah ! oui, admit-il. Ou du moins je crois que oui, quand j’étais jeune. » Arrivé là, il pouvait presque sentir la présence du véhicule. « À Los Angeles. Un ami de mon père possédait l’un des prototypes.
— Vous voyez bien qu’il existe une explication.
— Mais on ne l’a jamais fabriquée en série ; elle n’a jamais dépassé le stade expérimental.
— Mais vous en aviez besoin, argua Mrs. Keitelbein. C’était pour vous.
— Et La Case de l’Oncle Tom », poursuivit Ragle. Quand Vic leur avait montré le bulletin du Club du Livre du Mois, il n’avait rien remarqué de particulier. « Ce bouquin a été écrit il y a plus d’un siècle avant l’époque où je vivais ; c’est un très vieux livre. »
Mrs. Keitelbein prit le magazine, l’ouvrit à une certaine page et le tendit à Ragle. « Une vérité de votre enfance. Essayez de vous rappeler. »
Et là, dans l’article en question, figurait effectivement une ligne sur l’ouvrage. Ragle en possédait un exemplaire qu’il avait lu et relu. Une couverture jaune et noir en piteux état, des illustrations qui devaient avoir été dessinées au fusain, aussi terrifiantes que le roman lui-même. Voici qu’il ressentait le poids du livre dans sa main, la toile et le papier poussiéreux et rêches au toucher. Il se revoyait dans l’ombre paisible du jardin, le nez bas, les yeux rivés au texte. Il se revoyait conservant le livre dans sa chambre pour le relire une fois de plus, car c’était un élément stable, qui ne changeait pas. Ragle en éprouva à présent un sentiment de certitude et d’assurance. Il avait maintenant l’impression de pouvoir compter sur la présence de cet objet, comme par le passé. Jusqu’aux marques de crayon sur la première page, jusqu’aux initiales qu’il avait griffonnées.
« Tout a été accordé en fonction de vos exigences, reprit Mrs. Keitelbein. Tout ce dont vous aviez besoin pour votre sécurité et votre confort. Pourquoi donc respecter la vraisemblance ? Du moment que La Case de l’Oncle Tom était une nécessité de votre enfance, on a inclus le livre. »
Comme dans un rêve : uniquement ce qui est bon, on exclut l’indésirable.
« Et si les postes de radio interféraient, dans ce cas, pas de postes de radio, poursuivit Mrs. Keitelbein. Ou du moins, ils n’étaient pas censés exister. »
Et dire qu’il s’agissait de quelque chose d’aussi naturel ! s’étonna Ragle. Régulièrement, de temps à autre, ils avaient entrevu un poste de radio tout en continuant d’oublier que dans l’illusion où ils vivaient, la radio n’existait pas ! Ces accrocs étaient sans conséquences. La difficulté typique qui survient lorsqu’on veut maintenir un rêve : il manque de consistance.
Alors qu’il était assis à notre table en jouant au poker, songeait Ragle, Bill Black a vu le poste à galène sans se rappeler quoi que ce soit. Accaparé comme il l’était par des soucis plus importants, ce détail trop banal ne l’a pas heurté.
Avec son habituelle patience, Mrs. Keitelbein continuait : « Vous comprenez donc qu’ils vous ont bâti un cadre paisible et sûr où vous pouviez effectuer votre travail sans être en proie au doute ni distrait. Et aussi sans vous dire que vous vous trouviez dans le mauvais camp. »
Vic éclata : « Le mauvais camp ? Le camp qui a été attaqué, oui !
— Dans une guerre civile, décréta Ragle, les deux camps sont mauvais. Inutile de chercher à démêler quoi que ce soit, tout le monde est victime. »
À l’époque de sa lucidité, avant qu’on l’eût arraché à son bureau pour l’implanter dans la Vieille Ville, Ragle avait élaboré un plan. Ayant soigneusement rassemblé ses notes et ses dossiers et fait sa valise, il s’était préparé à partir. Il avait réussi, après maints détours, à entrer en contact avec un groupe de lunatiques californiens dans un camp de concentration du Midwest ; les séances de réorientation n’avaient encore affecté ni eux ni leur loyauté, et ils lui avaient donné des instructions. Il devait rencontrer un lunatique libre et non détecté de Saint Louis, un certain jour à une certaine heure. Mais la veille, son contact s’était fait prendre et avait parlé ; l’aventure n’avait pas été plus loin.
Dans les camps de concentration, les lunatiques subissaient un lavage de cerveau systématique, bien qu’évidemment la désignation officielle de leur traitement fût fort différente : dans la perspective d’un nouveau système d’éducation, l’individu était libéré de ses préjugés, de ses convictions erronées, de ses obsessions névrotiques et de ses idées fixes. Un savoir accru l’aidait à devenir plus adulte, et une fois le stage terminé, c’était un homme meilleur.
Lors de l’installation de la Vieille Ville, les personnes devant y vivre s’étaient toutes volontairement soumises au traitement pratiqué dans les camps. Toutes sauf Ragle. Le traitement imposé, dans son cas, avait donc consolidé les derniers éléments de son retrait dans le passé.
Ce sont eux qui m’ont fait revivre le passé, comprit-il. Je m’y suis retiré et ils m’y ont suivi pour ne pas me perdre de vue.
« Réfléchis bien, recommanda Vic. Ce n’est pas rien, que de passer de l’autre côté.
— Il a déjà réfléchi, affirma Mrs. Keitelbein. Il y a trois ans de cela.
— Je ne marche pas avec toi, annonça Vic.
— Je le sais, fit Ragle.
— As-tu l’intention de ne pas tenir compte de Margo, ta propre sœur ?
— Oui.
— Tu as l’intention de ne tenir compte de personne ?
— Oui.
— Donc, pas de problème, ils peuvent nous bombarder et nous tuer tous.
— Non. » Car après s’être proposé pour venir travailler à Denver et après avoir abandonné ses affaires privées, il avait appris un secret bien gardé que les dirigeants n’avaient jamais révélé à la population. Les lunatiques, les colons lunaires, avaient accepté d’en venir à un accommodement dans les premières semaines du conflit, en insistant toutefois sur une double condition : un effort considérable devait être soutenu pour prolonger la colonisation, et les lunatiques ne devaient subir de poursuites ni représailles après la fin des hostilités. L’absence de Ragle Gumm eût suffi à amener le gouvernement à céder sur ces points, car la menace des missiles l’oppressait toujours. Quant à la population, sa haine des colons lunaires n’était point insurmontable ; trois ans de guerre et de souffrance d’un côté comme de l’autre avaient altéré les principes de chacun.
« Tu es un traître », accusa Vic en dévisageant son beau-frère. Mais je ne suis pas ton beau-frère, songeait Ragle. Il n’y a pas de relation entre nous, je ne te connaissais pas avant d’arriver dans la Vieille Ville.
Non, rectifia-t-il, je me trompe, je le connaissais. Quand je vivais à Bend, dans l’Oregon, il gérait un magasin d’alimentation et c’est chez lui que j’allais acheter mes fruits et légumes frais. Il était toujours en train de s’affairer autour des bacs à pommes de terre, en tablier blanc, souriant à la clientèle et traquant les tubercules douteux. Là s’arrêtait notre fréquentation.
Et je n’ai pas de sœur.
Mais, se disait-il, je considère Vic et Margo comme ma famille parce qu’au cours des deux années et demie passées dans la Vieille Ville, avec Sammy, ils ont été ma famille, une véritable famille. Et Junie et Bill Black sont mes voisins. Ainsi donc, il est vrai que je ne tiens nullement compte de ma famille, de mes voisins, de mes amis. C’est ce que signifie la guerre civile, en un sens la guerre la plus idéaliste qui puisse être, la plus héroïque, puisqu’elle suppose le plus de sacrifices et le moins d’avantages pratiques.
J’agis ainsi parce que je sais que j’ai raison. Mon devoir passe avant tout. Tous les autres, Bill Black, Victor Nielson, Margo, Lowery, Mrs. Keitelbein et Mrs. Kesselman, ont fait leur devoir, ils ont agi en fonction de leurs convictions. J’ai l’intention d’en faire autant.
Il tendit la main à Vic. « Au revoir. »
Visage de marbre, Vic l’ignora.
« Rentres-tu à la Vieille Ville ? » s’informa Ragle.
Vic hocha la tête.
« Peut-être vous reverrai-je tous un jour, dit Ragle, après la guerre. » Selon lui, le conflit était à l’agonie. « Mais je me demande s’ils vont conserver la Vieille Ville en l’absence de son pivot. »
Vic tourna les talons et gagna la porte du drugstore.
« Il y a un moyen de sortir d’ici ? lança-t-il vigoureusement, le dos toujours tourné.
— On vous laissera sortir, dit Mrs. Keitelbein. Nous vous déposerons au bord de la grand-route et vous pourrez rejoindre la Vieille Ville en auto-stop. »
Vic resta près de la porte.
C’est odieux, songea Ragle Gumm révolté, mais il en est ainsi depuis un certain temps déjà. La situation n’a rien d’exceptionnel, aujourd’hui.
« Me tuerais-tu, si tu en avais la possibilité ? demanda-t-il à Vic.
— Non. Qui sait, il n’est pas impossible que tu repasses un jour de notre côté.
— Allons-y, fit Ragle à l’adresse de Mrs. Keitelbein.
— Voici l’heure de notre second voyage, lui répondit-elle. Vous allez quitter la Terre une fois de plus.
— En effet. » Un lunatique de plus allait grossir les rangs lunaires.
Derrière la vitrine du drugstore surgit une silhouette en position de lancement, exhalant à la base de blanches vapeurs. La plate-forme de chargement s’avança et s’arrima automatiquement ; une porte s’ouvrit dans le flanc du vaisseau. Quelqu’un risqua la tête au-dehors, clignant de l’œil dans les ténèbres, avant d’allumer une lampe de couleur.
L’homme à la lampe ressemblait à Walter Keitelbein de frappante manière. Et en fait, il s’agissait bien de Walter Keitelbein.
Fin
[1] Les États du Sud ont une réputation de bastions démocrates. Ou tout au moins avaient. (N.d.T.)
[2] En français dans le texte.
[3] Citation empruntée au Hamlet de Shakespeare, acte I, scène V. (N.d.T.)
[4] John Foster Dulles, secrétaire d’État du gouvernement Eisenhower, mort en 1959. (N.d.T.)
[5] The Outlaw, le film célèbre de Howard Hughes, en partie réalisé par Howard Hawks. (N.d.T.)
[6] En français dans le texte.
[7] Allusion à un poème de T.S. Eliot. (N.d.T)
[8] Nonpareil Coach Lines dans le texte original. (N.d.T.)
[9] En français dans le texte.
[10] En français dans le texte.
[11] En français dans le texte.
[12] En anglais, wolves – d’où le jeu de mots. (N.d.T.)